[DAC6] Entretien - Les curieuses pratiques fiscales de la Commission Européenne

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Suite à son précédent entretien, en date du 26 avril 2021, Me Philippe Laurens, avocat fiscaliste international, revient nous voir afin de nous exposer son bilan sur la première année de mise en application de la Directive DAC6.  


Me Laurens, pouvez-vous nous donner votre sentiment sur les avancées européennes en matière d'éthique et de transparence fiscale ? 

Me Philippe Laurens : Les lignes bougent mais parfois de façon bien curieuse, voire à contre-emploi. En juillet, la Commission a soudainement lancé une consultation publique visant à lutter contre les conseillers fiscaux et autres professionnels fournissant des conseils fiscaux (collectivement appelés « facilitateurs ») qui facilitent l'évasion fiscale et la planification fiscale agressive.

Pourtant il existe déjà des dispositifs pour lutter contre les dispositifs fiscaux potentiellement agressifs ? 

Me Laurens : Bien-sûr, et c’est heureux. Il s’agit de la directive DAC6 qui est entrée en application le 1er janvier 2021. L’arsenal réglementaire s’est profondément transformé ces dernières années. La Commission européenne a adopté plusieurs directives de l'UE visant à lutter contre la fraude fiscale perçue et l'évasion fiscale.

Les deux directives anti-évasion fiscale ( ATAD et ATAD II ) prévoyaient un certain nombre de dispositions anti-abus strictes qui devaient être transposées dans les législations fiscales nationales des États membres de l'UE. La cinquième modification de la directive relative à la coopération administrative dans le domaine de la fiscalité (directe) ( DAC6 ) a abouti à l'introduction du régime de divulgation obligatoire qui exige la déclaration des schémas de planification fiscale potentiellement agressifs.

Fin 2021, la Commission européenne a, en outre, publié un projet de directive concernant l'utilisation abusive des entités écrans de l'UE - entités dépourvues d'un niveau minimum de substance à des fins fiscales - ATAD III , également appelée « directive unshell ».

D'autres modifications importantes du paysage fiscal international ont été proposées par l'OCDE. L' instrument multilatéral a abouti à la mise en œuvre de diverses dispositions anti-abus telles que le critère de l'objet principal (PPT) dans les conventions fiscales bilatérales visées. En 2017 et 2020, les principes de l'OCDE en matière de prix de transfert ont été révisés conformément aux orientations élaborées dans le cadre des travaux (de suivi) de l'OCDE sur les actions BEPS 8-10 et 13.

Vous estimez que la dernière consultation est inutile ? 


Me Laurens : Rien n’est jamais de trop lorsque l’on souhaite modifier les paradigmes et bâtir une Europe efficace, éthique et organisée autour d’une fiscalité internationale apaisée.

Mais, je crains que la Commission soit en quelque sorte proactive de manière désordonnée et inefficace.

Que voulez-vous dire ? 

Me Laurens : L
es autorités fiscales des États membres de l'UE disposent déjà d'un arsenal complet de règles anti-abus qui leur permettent de faire face à tout type de situation abusive, ainsi que d'exigences de déclaration qui devraient leur permettre d'être au courant de tout abus résiduel. La consultation est divisée en trois sections portant sur :

  1. Définition du problème;
     
  2. ​​Des moyens de s'attaquer au rôle des « facilitateurs » dans la facilitation de l'évasion fiscale et de la planification fiscale agressive ; et
     
  3. D'exécution de la mesure.

La plupart des questions exigent que les répondants soient (fortement) d'accord ou (fortement) en désaccord avec une affirmation. Ainsi, le questionnaire entraîne les répondants autour d'un certain récit et limite la possibilité de répondre librement. Cette tactique a déjà été déployée dans la consultation publique concernant ATAD III et permet à la Commission européenne de biaiser l'interprétation des réponses.

Par ailleurs, alors que le document « Appel à témoignages pour une analyse d'impact » identifie comme un enjeu la mise en place de structures fiscales complexes « dans les pays tiers », le questionnaire est rédigé de manière beaucoup plus large (c'est-à-dire qu'aucune distinction n'est faite entre l'UE et structures hors UE).

Par exemple, les parties intéressées doivent préciser dans quelle mesure elles sont d'accord avec les déclarations suivantes :

  • - "Malgré toutes les mesures prises par l'UE et les États membres dans ce domaine, l'évasion fiscale et la planification fiscale agressive continuent d'être un problème important dans l'Union européenne." (3.1 du questionnaire)
     
  • - "Le problème de l'évasion fiscale ou de la planification fiscale agressive a continué d'augmenter récemment." (3.3 du questionnaire)
     
  • - « Les facilitateurs jouent un rôle important dans la facilitation de l'évasion fiscale et de la planification fiscale agressive. » (3.5 du questionnaire)

Par conséquent, il est évident que la Commission européenne ne sait même pas s'il y a un problème, mais demande aux parties intéressées leur "intuition" s'il est nécessaire d'agir davantage.

La question se pose également de savoir si la Commission européenne dispose d'une base juridique pour cette initiative. La législation en matière de fiscalité directe relève du champ d'application de l'article 115 du TFUE, qui dispose que les actes juridiques visés à cet article sont revêtus de la forme juridique d'une directive. Cependant, les compétences de l'UE sont régies et limitées par les principes de subsidiarité et de proportionnalité. Étant donné que la nouvelle initiative ne semble répondre à aucun besoin réel, il est plus que douteux qu'elle respecte ces principes.

Cela donne l'impression d'un coup de communication ?

Me Laurens : C’est exactement mon sentiment. Effet d’annonce, solutions désordonnées et dans le même temps, la Commission ne peut qu’être déçue par les premiers retours de DAC6 et elle reste pourtant totalement inactive…

Pouvez-vous préciser ? 


Me Laurens : C’est très simple. Tout le monde parle de la Directive DAC6 mais du fait des libertés laissées aux états membres dans leurs diverses retranscriptions, la vérité du terrain, c’est qu’il y a 27 DAC6 différentes. Une DAC6 par pays.

D’évidence, la mise en œuvre de la directive DAC6 a révélé des failles aussi graves qu’importantes :

Il y a de grandes disparités entre les états membres :

Par exemple :

      • - L’Allemagne et la Bulgarie exonèrent de déclaration les intermédiaires secondaires (soit de loin les plus nombreux),
         
      • - L’Autriche et la Roumanie exigent que l’intermédiaire ait un lien avec ces deux pays,
         
      • - Le Luxembourg et Chypre exigent que l’intermédiaire ait un lien avec un état membre (excluant ceux situés hors CEE),
         
      • - L’Espagne exonère les intermédiaires n’ayant qu’une connaissance partielle du dispositif,
         
      • - L’Italie exonère les intermédiaires ET les contribuables dont la déclaration serait susceptible d’engager une responsabilité pénale (un comble en la matière…),
         
      • - Les Pays-Bas exigent une implication active dans le dispositif,
         
      • - Enfin, chaque pays a eu des précisions spécifiques concernant les marqueurs de l’annexe 4 de DAC6. Parfois ces spécificités sont plus exigeantes que DAC6, souvent elles sont moins contraignantes.

L’ensemble de ces disparités prive, en pratique, la directive DAC6 d’une réelle efficience, le tout, couvert par un mutisme de nos instances qui parait bien hypocrite.

En pratique, avons-nous les premiers chiffres ?

Me Laurens : 
Il est très difficile d’obtenir des chiffres. La Commission fait barrage : Malgré nos nombreuses demandes à la Commission et une plainte auprès du médiateur européen, ces instances ont fait barrage à la communication du nombre de transmissions par chacun des pays ainsi qu’à la communication des marqueurs concernés par ces transmissions.

Nos demandes ne concernaient pourtant que des données anonymisées et disponibles puisque la Commission s’est arrogé le droit exclusif de les publier mais sans le faire…

On sait qu’au 31 décembre 2021, 32.000 dispositifs avaient été transmis à la Commission par les divers pays pour la période de juin 2018 au 31 décembre 2021.

Au 10 octobre 2022, elle n’avait reçu que 8324 dispositifs depuis le 1er janvier 2022. C’est ridiculement faible.

Mais pourquoi la Commission ne s'occupe pas de rectifier, d'améliorer la directive DAC6 ? 

Me Laurens : Le sujet est sensible. De plus, il est très technique. J’espère que cela ne démontre pas une hypocrisie manifeste. J’ai saisi les parlementaires européens de la Commission « Affaires fiscales » de ces difficultés et des pistes de réflexion. Vous savez quoi ? Depuis des mois, je n’ai même pas obtenu une réaction de ces derniers. Il est plus facile de faire du bruit médiatique que de tenter de résoudre certaines failles de DAC6.

Quelles sont ces propositions ? 

Me Laurens : 
Elles sont aussi simples que concrètes. Il est impératif que le Parlement se saisisse de mesures simples pour restituer à la directive DAC6 l’efficacité dont certains pays l’ont privée.

    • Homogénéisation des diverses transcriptions nationales :
       
      • - En ce qui concerne les Intermédiaires : tous les Intermédiaires doivent être impliqués dans DAC6 qu’ils soient
         
        1. - primaires ou secondaires,
           
        2. - même n’ayant qu’une connaissance partielle du dispositif ou de l’arrangement,
           
        3. - quel que soit le pays de leur implantation dès lors que le dispositif produit ses effets dans la CEE,
           
        4. - et même (voire surtout) si leur responsabilité pénale est susceptible d’être engagée (Italie),
           
        5. - quitte à les obliger à transmettre leur propre obligation de déclaration à un tiers.
           
      • - En ce qui concerne les marqueurs : une plus grande homogénéité doit être recherchée avec une plus grande précision des 15 marqueurs de l’annexe IV de DAC6.
         
      • - En ce qui concerne les exemptions liées au secret professionnel : l’obligation de transférer sa propre obligation de déclaration par l’intermédiaire exempté doit être homogénéisée à l’échelle des états membres.
         
      • - Le traitement des dispositifs déjà transmis : il apparait indispensable d’homogénéiser le traitement réservé aux dispositifs déjà préalablement déclarés par un autre intermédiaire ou dans un autre pays. Un fichier doit être mis en place et une déclaration du numéro de déclaration initial doit être recevable dans l’ensemble des pays selon le même fonctionnement procédural.
         
    • Mise en place d’un certificat annuel de déontologie fiscale pour les sociétés :

Afin d’impliquer les acteurs économiques, sur le principe du certificat annuel de contrôle des véhicules ou des cycles à moteur, un certificat annuel de « bonne pratique fiscale » doit être mis en place pour les sociétés ayant une activité dans la CEE.

Cette attestation annuelle conditionnera l’accès aux marchés publics, aux aides et subventions, et sera exigée par les banques dans le cadre de leurs obligations de compliance au titre du KYC de leurs clients.

    • Secteur financier :

Comme pour les directives AML et MIFID, il convient de manière urgente de mettre en place un contrôle des professionnels du secteur financier par leurs organes régulateurs (type CSSF, AMF, etc…).

Seul un tel contrôle est en mesure de responsabiliser les banques et organismes financiers.

L’expérience en matière de MIFID et AML a permis de constater que seule la peur du gendarme que représente les sanctions de ces organismes de régulations des différentes professions a permis d’assainir ce secteur.

Il en ira de même pour les ordres des professionnels experts comptables, notaires et avocats.

    • Publication et libre accès aux données anonymisées :

Enfin, afin de permettre un suivi et l’efficience de la directive dans chacun des états membres, il convient de décider du libre accès aux données transmises par les états à la commission sous une forme évidemment anonyme tant en matière de nombre des dispositifs transmis annuellement qu’en matière de marqueurs ayant fait l’objet d’une telle transmission.

Ces quelques points de modifications nous paraissent de nature à assurer le parfait fonctionnement de la directive DAC6 et l’obtention rapide de ses objectifs initiaux.

Maître merci pour toutes ces informations.